Enseignements du récit de la protection accordée à Abou Bakr par Ibn Al-Daghana
Durant la période de la Jâhiliyya, avant l’Islam, les arabes avaient pour habitude de défendre leurs engagements lorsqu’ils avaient accordé leur protection à un tiers. Ils protégeaient ceux à qui ils avaient accordé leur protection ou la leur avait sollicité au même titre qu’ils protégeaient leurs femmes et leurs enfants. Pour cela, ils étaient prêts à sacrifier leurs propres personnes, à entrer en guerre et partir au front pour soutenir ou protéger ceux qui s’étaient alliés à eux ou solliciter leur protection et qu’ils la leur aient accordée. Et ce, que leurs alliés aient torts ou raison. Ils affirmaient avec fierté : untel est sous notre protection au même titre que l’est notre famille et notre honneur. Mais voilà, il leur arrivait, dans le cadre des actions menées pour assurer cette protection, de dépasser les limites de la justice et de la bienfaisance. En lieu et place de mener à bien ce noble engagement, cela les conduisait à commettre des injustices et des transgressions. Mais lorsque le Prophète () fut suscité pour parachever les nobles caractères, il approuva notamment le principe de protection accordé à un tiers, sans que cela ne provoque de méfait ou de transgression… Ce type de protection a été relaté dans de nombreuses occasions au cours de la biographie prophétique. Dont, entre autres, la protection que Ibn Al-Daghana accorda à Abou Bakr (qu’Allah soit satisfait de lui).
Malgré le rang qui était celui de Abou Bakr le véridique (qu’Allah soit satisfait de lui) au sein de la tribu des Quraysh, il fit quand même partie des compagnons qui quittèrent la Mecque en direction de l’Abyssinie lors de la première émigration. Dans son livre Al-Bidâya wal-Nihâya, Ibn Kathir a dit : Selon Aisha (qu’Allah soit satisfait d’elle), lorsque la situation devenait difficile pour Abou Bakr et qu’il commençait à subir des torts, constatant que Quraysh exerçait de plus en plus de pressions sur le Prophète (), il lui demanda l’autorisation d’émigrer et il la lui accorda. Abou Bakr le véridique (qu’Allah soit satisfait de lui) émigrait donc et au bout d’un ou deux jours de route, il croisa un dénommé Ibn Al-Daghana, un frère des Bani Al-Hârith ibn Bakr ibn Abd Manât ibn Kinâna. Il était à l’époque un des maitres des Ahâbîsh… Il lui dit :
- Où vas-tu ô Abou Bakr ?
- Mon peuple m’a expulsé. Il m’a causé du tort et me fait subir des pressions.
- Et pourquoi ça ? Tu es agréable à vivre, tu aides les gens en difficulté, tu fais le bien, tu donnes au démuni. Retourne à la Mecque, tu es sous ma protection.
Il retourna avec lui à la Mecque jusqu’à entrer avec lui dans la ville. Une fois sur place, il se leva devant l’assemblée et dit : Ô assemblée de Quraysh, j’ai accordé ma protection à Ibn Abou Qahâfa (le surnom de Abou Bakr), alors que personne ne se comporte avec lui si ce n’est en bien.
Mais après son retour à la Mecque, Abou Bakr ne tarda pas à rejeter la protection que Ibn Al-Daghana lui avait accordée. Aisha (qu’Allah soit satisfait d’elle) nous relate cela avec plus de détail :
Lorsque les musulmans furent éprouvés, Abou Bakr dut quitter la Mecque et émigrer en Abyssinie. Arrivé au lieudit Bark Al-Ghimâd, il y croisa Ibn Al-Daghana qui était le chef des Al-Qârra (une tribu connue pour être habile au tir à l’arc). Il lui dit :
- Où vas-tu ô Abou Bakr ?
- Mon peuple m’a expulsé. Je vais sur terre là où je pourrais adorer mon seigneur.
- Un homme comme toi ne doit ni quitter sa terre ni en être chassé. Tu donnes au démuni, tu entretiens les liens de parenté, tu aides ton prochain et les gens en difficulté. Je te prends sous ma protection. Retourne adorer ton Seigneur dans ton pays.
Il rebroussa chemin et Ibn Al-Daghana l’accompagna. Arrivés sur les lieux où se réunissaient les notables, il s’adressa à eux, c’était en soirée, il leur dit : Ô notables de Quraysh. Un homme comme Abou Bakr ne doit ni quitter sa terre ni en être chassé. Chassez-vous un homme qui donne au démuni, entretient les liens de parenté, honore son hôte, aide son prochain et les gens en difficulté. Les hommes de Quraysh ne refusèrent pas la protection que Ibn Al-Daghana venait d’accorder à Abou Bakr. En revanche, ils lui dirent : Dis à Abou Bakr qu’il adore son Seigneur chez lui. Qu’il prie et lise le Coran dans sa maison. Qu’il ne nous nuise pas en le faisant et qu’il ne le fasse pas en public. Nous craignons que nos femmes et nos enfants soient tentés. Il transmit donc l’information à Abou Bakr qui se contenta donc de vouer le culte à son Seigneur chez lui, sans prier devant les gens et en lisant le Coran chez lui seulement.
Mais Abou Bakr a vite considéré qu’il devait en être autrement. Il prit la cour intérieure de sa maison pour lieu de prière et y lisait le Coran. Les femmes et les enfants des polythéistes étaient amenés à l’y voir. Et ils le regardaient et en étaient émerveillés. Abou Bakr était un homme qui pleurait beaucoup en prière. Il ne retenait pas ses larmes quand il lisait le Coran. Ce qui effrayait quelque peu les notables de Quraysh. Ils convoquèrent Ibn Al-Daghana auquel ils dirent : Nous avons accordé notre protection à Abou Bakr parce que tu lui as accordé la tienne. Mais nous avons posé comme condition qu’il adore son Seigneur chez lui, et il ne l’a pas respecté. Il a pris la cour intérieure de sa maison comme lieu de prière et y prie là où tout le monde peut le voir, il y lit aussi le Coran devant les gens qui peuvent l’écouter. Et comme nous te l’avions dit, nous redoutons que nos femmes et nos enfants soient tentés. Alors interdis-lui d’agir ainsi. S’il se contente de vouer le culte à son Seigneur sans l’exhiber alors qu’il en soit ainsi. Mais s’il refuse, alors dis-lui de rejeter la protection que tu lui accordes. Nous répugnons à devoir annuler le pacte de protection que tu as scellé mais nous n’acceptons pas que Abou Bakr pratique sa religion au grand jour…
Aisha poursuit ce récit : Ibn Al-Daghana alla trouver Abou Bakr et lui dit : Tu sais bien quelles sont les conditions de l’engagement que j’ai pris pour t’accorder ma protection. Si tu veux bien les respecter et te limiter à ce qu’il t’est possible de faire. Sinon tu voudras bien revenir de toi-même et refuser de rester sous ma protection de ton propre chef, car je n’aimerai pas que les arabes entendent que je suis revenu sur mon engagement de protection à un homme. Ce à quoi Abou Bakr lui répondit : Je refuse de rester sous ta protection et je n’accepte que la protection d’Allah. Rapporté par Boukhari.
Cette épisode de l’émigration de Abou Bakr (qu’Allah soit satisfait de lui) en Abyssinie, puis, son retour à la Mecque sous la protection de Ibn Al-Daghana, et le refus de rester sous sa protection, tous ces évènements recèlent de nombreux enseignements, dont les suivants :
-1 : La religion doit être pour le musulman encore plus important que rester avec sa famille, les gens qu’il aime et la terre sur laquelle il est né. Si le musulman craint pour sa religion et n’est pas en mesure d’y accomplir les rites requis, ou qu’il craint pour sa personne d’être tenté dans sa religion, alors il doit chercher une autre contrée dans laquelle il peut se sentir en sécurité pour accomplir les rites de sa religion. C’est pour cette raison que Abou Bakr, lorsqu’on lui demanda la raison pour laquelle il émigrait, répondit : Je vais sur terre là où je pourrais adorer mon Seigneur.
-2 : Les mécréants arabes avaient malgré tout une juste mesure des choses, témoignaient de la vérité et ne faisaient pas preuve de trahison. Lorsque le maitre de Al-Qârra a loué les mérites de Abou Bakr (qu’Allah soit satisfait de lui), les mécréants s’étaient refusés à rompre le pacte avec lui concernant la protection qu’il avait accordé à Abou Bakr. C’est pour cela qu’ils lui ont dit : Mais s’il refuse, alors dis-lui de rejeter la protection que tu lui accordes. Nous répugnons à devoir annuler le pacte de protection… C’est-à-dire de te trahir. On en déduit que les musulmans devraient respecter davantage que quiconque leurs engagements. Allah, exalté soit-Il, dit à ce sujet
Soyez fidèles à vos engagements contractés envers Allah et les hommes. Ne violez pas les serments que vous avez solennellement prêtés en prenant Allah à témoin de votre bonne foi. Allah connaît parfaitement vos agissements. (Coran 16/91).
Aussi, le Prophète () a dit lors du pacte de Al-Hudaybiyya avec les polythéistes : Nous ne les trahirons pas. Le fait que Abou Bakr ait accepté la protection de Ibn Al-Daghana est une preuve que rien n’empêche d’accepter la protection d’un polythéiste tant que cela ne s’accompagne pas de concessions dans la religion. Avec ceci, le musulman a la possibilité de refuser cette protection s’il ressent des pressions dans la pratique de sa religion ou dans sa prédication.
-3 : un autre enseignement : les mécréants savent bien quel peut être l’impact du Coran sur le cœur et la raison de celui qui l’écoute, ce qui leur a fait redouté que leurs femmes et leurs enfants ne l’écoutent. C’est pourquoi ils dirent à Ibn Al-Daghana : Dis à Abou Bakr qu’il adore son Seigneur chez lui. Qu’il prie et lise le Coran dans sa maison. Qu’il ne nous nuise pas en le faisant et qu’il ne le fasse pas en public. Nous craignons que nos femmes et nos enfants soient tentés.
Ceux d’entre eux qui ont écouté la récitation de Abou Bakr en ont été émerveillé au plus haut point. Et dans le hadith, il est dit : Il prit la cour intérieure de sa maison pour lieu de prière et y lisait le Coran. Les femmes et les enfants des polythéistes étaient amenés à l’y voir. Et ils le regardaient et en étaient émerveillés.
Ibn Battâl a dit dans l’explication de ce hadith : Al-Muhallab a dit : ce type de protection était connu chez les arabes. Les plus nobles d’entre eux accordaient leur protection à ceux qui les sollicitaient pour en bénéficier. Abou Tâlib avait accordé sa protection au Prophète (). Et cette protection n’était accordée que contre des injustices et des transgressions. On comprend de cela que si un croyant redoute de subir une injustice d’une personne, il lui est permis de solliciter la protection de qui pourra le défendre contre lui, même si cette personne est un mécréant. Ceci, si ce fidèle souhaite bénéficier de cette dérogation. Mais s’il souhaite agir en fonction de l’avis le plus rigoureux, alors il peut le faire, à l’image de Abou Bakr le véridique qui refusa celle de Ibn Al-Daghana et préféra bénéficier de la protection d’Allah et celle de Son Messager (). Abou Bakr comptait alors parmi les faibles musulmans, mais il a préféré patienter face aux persécutions des polythéistes en espérant être récompensé par Allah, en ayant toute confiance en Lui. Allah lui a accordé en retour de la confiance qu’il Lui avait accordé et aucun mal ne le toucha jusqu’à ce que le Messager () lui autorise à émigrer avec lui. Ils partirent tous les deux en direction de Médine et Allah les sauva des ruses de leurs ennemis jusqu’à ce qu’il atteigne son objectif de pouvoir manifester sa prophétie et élever l’étendard de la religion. En ce sens, Abou Bakr a un mérite pour avoir été un des premiers à avoir soutenu le Messager () et à sacrifier sa personne et son argent dans la voie d’Allah, et son rang n’échappe à personne ni ce qu’il a fait.
-4 : Ibn Hajar explique cette partie du hadith : ‘’ Abou Bakr était un homme qui pleurait beaucoup en prière. Il ne retenait pas ses larmes quand il lisait le Coran. Ce qui effrayait quelque peu les notables de Quraysh.’’ : Ceci parce qu’il avait le cœur tendre. Et les mécréants redoutaient cela parce qu’ils savaient bien que les cœurs des femmes et des enfants sont tendres également et susceptibles de pencher vers l’Islam… Ce hadith nous apprend aussi qu’il est permis de prendre un avis qui est plus rigoureux qu’un autre, et que Abou Bakr était doté d’une forte certitude.
-5 : Un autre enseignement de ce récit de l’émigration de Abou Bakr, ce sont les mérites que lui a attribués cet homme en le décrivant comme il l’a fait auprès des hommes de Quraysh : Ô notables de Quraysh. Un homme comme Abou Bakr ne doit ni quitter sa terre ni en être chassé. Chassez-vous un homme qui donne au démuni, entretient les liens de parenté, honore son hôte, aide son prochain et les gens en difficulté. Il faut noter ici que ce sont exactement les mêmes qualités que Khadija (qu’Allah soit satisfait d’elle) avait attribuées au Messager () lors de la première révélation. Ceci, alors que Khadija n’a jamais rencontré Ibn Al-Daghana. Aussi, personne n’a été décrit par de telles qualités si ce n’est le Messager () et Abou Bakr (qu’Allah soit satisfait de lui). Ce fait met en avant le grand mérite de Abou Bakr (qu’Allah soit satisfait de lui). Allah a su ce que son cœur recelait comme amour pour le Messager () et Il n’a pas voulu lui faire sentir la peine de l’en séparer longuement lorsqu’il avait émigré pour l’Abyssinie. En contrepartie de quoi Il lui a permis d’émigrer avec lui en direction de Médine.